di SERENA GUTTADAURO-LANDRISCINI
Bruno Patino, président de Arte, nous amène encore une fois dans une réflexion et une analyse de ce qu’on nomme la société du numérique.
« Submersion », sorti en 2023 (Éditions Grasset), est la suite d’une trilogie qu’il démarre en 2019 avec « La
civilisation du poisson rouge » et qu’il poursuit en 2021 avec « Tempête dans le bocal » – bien que les trois ouvrages puissent se lire chacun de manière indépendante.
Déjà par l’allégorie du « poisson rouge » Bruno Patino évoquait la nouvelle économie de l’attention qui résulte d’un usage frénétique d’internet.
Connectés en permanence à nos applications et à nos réseaux sociaux, grâce à un usage ludique et instantané, à tel point qu’il nous permet de glisser, de swiper avec un doigt, de parcourir la toile de manière frénétique et constante, tout en nous forçant à rester pas plus de 10 secondes sur un sujet.
Dans « Submersion » Bruno Patino s’affronte à un autre paradoxe : d’une part l’offre culturelle et informationnelle n’a jamais été aussi considérable qu’aujourd’hui, et d’autre part on constate une difficulté, voire une impasse, en essayant de s’orienter dans cette offre.
Pour développer son étude, il déplie ses propos dans un livre serré et lumineux, structuré en quatre chapitres : déluge, calcul, simulacre et issue.
En témoignant à partir de son expérience personnelle, il constate comment la promesse du réseau, d’une connexion internet pouvant fonctionner comme une fenêtre sur le monde, est devenue à l’inverse une invasion qui nous submerge et envahi nous rendant, non plus les maîtres, mais les esclaves de cette réalité virtuelle.
Après l’économie de l’attention, le numérique modifie donc dans nos sociétés, cette fois-ci à travers l’économie du calcul et de la donnée, notre rapport à la culture et à l’information.
Quelque chiffre pour illustrer cette submersion : sur Netflix on trouve 35000 contenus disponibles, sur Spotify 85 millions de titres, sur Youtube il nous faudrait 3000 années pour regarder le contenu de la plateforme.
Le choix devient impossible, on s’épuise à ne pas choisir puisque on n’a pas le temps de passer en revue toutes ces options et c’est plutôt l’insatisfaction qui nous guette.
Quand l’angoisse face à l’abîme du choix ne vient pas s’en mêler… donnant déjà les premiers cas de « fatigue informationnelle », qui se soldent par un retrait du réseau.
La façon de présenter un million de choix de manière horizontale et non hiérarchisée, fonctionnellement est régi par un « je vous ai calculé ». Sur internet on délègue alors notre choix au calcul, à l’algorithme, ou à une IA.
Mais l’humain ne peut pas être réduit par le calcul, quelle qu’elle soit la puissance du calcul. Le raccourci que le calcul permet (qu’on utilise tous à l’occasion, via l’emploi en temps réel de Waze ou Googlemaps), empêche au fond de trouver ce que l’on ne cherche pas, voire de faire une rencontre inattendue.
Car l’inattendu, qui n’est pas calculable, n’est pas prévu par l’algorithme.
Bruno Patino rappelle que la culture peut se résumer à ce qui nous permet de trouver des choses qu’on ne cherche pas, et la quête, propre à l’être humain, à chercher des choses qu’on ne trouve pas.
D’où son interrogation sur ce déplacement : qu’est-ce qui se passe quand la culture et la quête sont diminuées à cause de l’empire du calcul ?
L’issue serait alors de remettre du contexte (on pourrait dire, avec Lacan, du « discours ») dans l’univers numérique, qui est par définition hors contexte (donc hors discours) puisque on y constate un déferlement de messages contradictoires.
C’est l’utilisateur qui projette lui-même le contexte de ce qu’il est en train de lire, mais à l’envers, tout ce qu’il dit, peut être sorti de son contexte.
Cette issue passera donc selon l’auteur par plus de discernement, via une éducation à l’image et à l’information, car ce serait une illusion de croire que la progression exponentielle du numérique pourra se tarir.
Discerner c’est en latin « choisir en séparant » : cela implique une séparation, un tri, donc une coupure capable de produire un instant de silence afin de déchiffrer le flot infini des données.